L’auto-évaluation des établissements est vendue comme un outil vertueux de retour sur les pratiques, où personnels et usager·ères auraient enfin leur mot à dire sur le fonctionnement des établissements scolaires. C’est en fait un outil de contrôle et une pièce maîtresse des attaques libérales et managériales contre l’école publique. Nous appelons les personnels à s’y opposer collectivement. Petit guide pratique…
L’évaluation des établissements – kézako ?
Depuis 2020, chaque année, 20% des établissements du second degré doivent désormais se soumettre à un processus d’évaluation. Depuis 2022, cela s’applique aussi aux établissements du premier degré. Ce processus d’évaluation est fixé par des documents, établis par le Conseil d’évaluation de l’école (CEE). La direction de ce comité dit indépendant est assurée par une personnalité directement nommée par le Président de la République (à ce jour, Daniel Auverlot, ancien recteur de l’académie de Créteil) et il compte quatorze membres : des représentant·es du Ministère de l’Education Nationale, des « personnalités qualifiées » et des parlementaires (on notera la présence Cécile Rilhac, autrice de la loi du même nom sur les directions d’école, que nous combattons).
Ce processus d’évaluation se déroule en deux étapes : une phase interne, dite d’« auto-évaluation » au sein de l’établissement, puis une phase externe menée par des personnes extérieures à l’établissement, le plus souvent issues de notre hiérarchie. « L’auto-évaluation » dépend des modalités internes proposées par les chefs d’établissements (commissions etc.). Mais elle s’appuie principalement sur des outils normés et orientés (questionnaires, « boîte à outils »…), élaborés par le Conseil d’évaluation, auxquels répondent les élèves, les parents d’élèves, le personnel de l’établissement. Dans un deuxième temps, « le regard extérieur d’évaluateurs » compile les questionnaires et évalue sur cette base l’établissement, avant de venir présenter leur synthèse.
Les cycles d’auto-évaluation ont une durée de cinq ans, calquée sur celle des projets d’école ou d’établissement, dont ils sont censés être un point d’appui à la réalisation. 20% des établissements sont concernés chaque année. Nous sommes donc amenés à subir ce processus lourd tous les cinq ans.
A en croire le CEE et le ministère, tout ce processus est conçu comme un « mécanisme d’apprentissage collectif » : « l’établissement s’approprie la démarche, interroge son organisation et ses actions pédagogiques ».
Alors, laisse-t-on enfin la parole aux concerné·es ? Le ministère reconnaît-il enfin l’expertise des personnel·les de terrain ? Loin de là!
Le CEE – une instance politique et hors-sol
Le Conseil d’évaluation de l’école qui pilote les modalités et traitement des retours des établissements se réclame d’une transparence et d’une indépendance au-dessus de tout soupçon. Pourtant, les quatorze membres qui constituent le CEE sont dans une grande majorité désignés par des responsables politiques et les autres ont une forte proximité avec des instances privées. Dans tous les cas, le retour du terrain n’est aucunement relayé : aucun·e enseignant·e du premier ou du second degré en activité n’y figure.
Des outils d’évaluation orientés
Les outils proposés par le CEE sont très problématiques et révélateurs des objectifs réels de cette évaluation.
Les questionnaires
Prenons l’exemple des questionnaires à destination des professeurs, parents et élèves. Comme tous les écrits de type sondage, ils proposent des questions et des réponses fermées et orientées. Aucun espace pour des réponses ouvertes qui permettraient de nuancer, d’apporter des éclairages ou éventuellement de critiquer l’institution. Ces questionnaires ne laissent pas de place au dialogue et réduisent des expériences complexes et variées à des réponses stéréotypées. Quel poids peut avoir une auto-évaluation qui ne propose qu’un miroir déformant de la réalité que nous vivons au quotidien ?
Les questionnaires pour les élèves et les parents relèvent carrément de l’enquête de satisfaction. Sont-ils « pas du tout satisfait » ou « très satisfait » des contenus pédagogiques apportés ? A quand le boîtier pour voter avec un smiley à la fin de chaque cours ?
Les questionnaires à destination des personnels mettent en œuvre une rhétorique (pas si) subtile qui vise à renverser les responsabilités, et à faire porter le poids de manquements de l’institution sur les équipes éducatives : pourquoi nous demander si nous travaillons en groupe alors que les dotations dans le second degré les font disparaître depuis des années ? Pourquoi nous interroger sur la fréquence de notre travail avec les RASED dans le premier degré alors que les politiques ministérielles les ont considérablement diminuées ? Pourquoi insister sur nos pratiques informatiques quand la dotation informatique est très variable selon les collectivités de rattachement ? On y trouve également des questions intrusives sur les pratiques pédagogiques. Ce flicage déguisé est d’autant plus problématique que les données sont collectées sans demande de consentement, et sans transparence quant à leur utilisation.
Pour autant nous ne refusons pas de revenir sur nos pratiques pédagogiques, ni de partager ces expériences avec nos collègues ou d’autres observateurs dans une pratique collégiale. Mais difficile de ne pas voir autre chose que de la poudre aux yeux dans cette démarche qui « laisse la parole aux acteurs » mais fait soigneusement l’impasse sur la question des moyens. S’il faut faire un diagnostic des dysfonctionnements de l’éducation nationale, les enseignant·es le font déjà depuis des années. Ce qu’il nous faut, c’est un large investissement dans nos locaux et des moyens humains et techniques !
A contrario de ce processus normatif et managérial, nous avons besoin d’un renforcement des pratiques coopératives et collégiales dans la gestion et l’organisation pédagogique. La CNT-SO revendique pour tous·tes l’intégration dans nos services d’espaces de concertation pédagogiques, de retour de pratique et une vraie formation continue. Construisons collectivement une pédagogie au service de l’émancipation de nos élèves !
Questionnaires – morceaux choisis
Tu es élève ?
« Sur une échelle de 1 (très mauvais) à 5 (très bon) comment estimes-tu le soutien des enseignants ? »
« La quantité de travail de travail est selon toi : pas assez grande/bonne/trop grande ? »
Tu es prof ?
« Au cours des douze derniers mois, à quelle fréquence avez-vous :
– échangé entre enseignants d’une même classe pour fixer des objectifs ou méthodes communes ? – mis en place des projets avec des partenaires extérieurs ? »
Les « boîtes à outils »
Le CEE propose également des « boîte à outils », qui proposent « des pistes de réflexion et de questionnement ». Il s’agit d’un dispositif fourre-tout où le pédagogique, le structurel, les « ressources humaines » ou encore les relations avec la hiérarchie sont allégrement mélangées. Mais le détail des « questionnements » proposés nous éclaire sur l’objectif.
Dans la boîte à outils à destination du premier degré, on retrouve par exemple de nombreux indicateurs correspondant aux politiques ministérielles auxquelles nous nous sommes opposées ces dernières années : évaluations nationales normées, adhésions à des dispositifs ministériels aujourd’hui intégrés dans le PACTE : stage de réussite, vacances apprenantes…
Dans le secondaire, il est recommandé d’étudier le dialogue social au sein de l’établissement, en observant « la mobilisation de l’heure de vie syndicale » et en proposant une « appréciation sur sa qualité et son impact ». On conseille également d’observer les absences des personnels ou les « protocoles de d’organisation pour assurer la continuité de l’enseignement », au cœur du nouveau dispositif managérial du PACTE.
Il s’agit dont clairement de fournir aux chef·fes d’établissement un réserve d’outils managériaux et d’axes de contrôle des personnel·les.
Une nouvelle étape dans la managérialisation de l’éducation
Cette influence de la culture managériale est évidente dans les documents d’appui proposés par le CEE, avec des glossaires qui virent à la caricature de la novlangue technocratique ! On y distingue « efficience » et « efficacité », on y parle « reddition de comptes », « cahier des charges », de « démarche d’assurance qualité » et « triangulation ».
On y trouve des perles comme ce schéma qui résume la démarche de l’évaluation :
Alors, on pourrait voir toute la démarche comme un dispositif pompeux, mais au final, un peu inoffensif : basé sur le volontariat, non contraignant. Tous les documents du CEE le répètent : l’évaluation « n’a pas vocation à normer ». Un éléphant qui accoucherait d’une souris ?
Mais il ne faut pas se méprendre. Le vocabulaire, les concepts clefs de l’évaluation font écho à ceux utilisés dans de nombreux dispositifs récents de mise en concurrence des établissements, qui ont eux des conséquences claires en termes de salaires ou de moyens mis à disposition des établissements.
- La loi Rilhac introduisant une autorité fonctionnelle des directions d’école et un entretien d’évaluation portant sur « la mission spécifique de directeur d’école et sur ses conditions d’exercice », tous les 3 à 5 ans, au même rythme que l’auto-évaluation…
- La part modulable de la prime REP+ dans les collèges
- Les CLA dans les lycées
- Les postes à profil de plus en plus souvent imposés dans les primaires REP+
- Et tout dernièrement, le « Pacte »
Tout cela signe une individualisation des carrières des personnels et une autonomisation croissante des établissements, dans un climat de concurrence pour les moyens et rémunérations, aboutissant à un système éducatif à plusieurs vitesses. Nous devons articuler cette lutte à celle contre toutes les dérives managériales de l’école et en particulier contre le Pacte, dont les « briques » reprennent de nombreux points de l’auto-évaluation.
Comment on résiste ?
- On boycotte ! Un rappel simple : cette concertation se fait sur la base du volontariat : aucun·e chef·fe ne peut vous imposer de remplir un questionnaire d’évaluation. Refusons ces outils biaisés et leur logique pernicieuse.
- On détourne ! Utilisons les temps de concertation prévus pour l’évaluation comme des moments pour faire remonter nos vraies revendications, des moyens et des postes, un allégement de nos services afin de dégager plus de temps de concertation pédagogique !
- On mobilise ses instances ! Dans le premier degré, gardons la primauté des prises de décision au sein des conseils des maître·sses et du conseil d’école. Dans le second degré, les établissements disposent d’instances de représentation aux attributions précises, sur lesquelles le dispositif d’évaluation tente d’empiéter. Plutôt que des questionnaires fourre-tout venus d’un conseil hors-sol, réclamons des temps de concertation au sein de nos instances : CHS, CVL, CVC…
Ne cédons pas aux pressions culpabilisantes venues d’en haut ! Nous ne refusons pas la concertation, nous ne refusons pas de réfléchir à nos pratiques. Nous refusons de le faire sur la base d’un outil managérial dont le sous-texte fait porter des dysfonctionnements systémiques sur les personnels. La CNT-SO revendique un grand plan d’urgence pour l’école et de vrais moyens, humains et matériels. « N’autre école » nous la voulons émancipatrice, égalitaire, réellement inclusive.
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« Il n’y a pas d’évaluation purement « scientifique » des établissements scolaires. L’évaluation d’un établissement est une pratique sociale qui consiste à construire une représentation de sa valeur par rapport à d’autres établissements comparables, à une norme abstraite ou à des objectifs choisis ou assignés. Certes, l’évaluation peut emprunter à la méthode scientifique une partie de ses instruments, de ses démarches, de sa rigueur. Elle se pare alors d’une rationalité, donc d’une légitimité qui, en apparence, accroissent sa neutralité. Ce qui sert, qu’on le veuille ou non, les intérêts des acteurs auxquels une représentation réputée « inattaquable » de la réalité donne des arguments supplémentaires. »
L’évaluation des établissements scolaires, un nouvel avatar de l’illusion scientiste ?, Philippe Perrenoud, 1994